DRM et bulle indé : ciel obscur sur la distribution numérique

Oui, Steam règne en maître sur le vaste monde de la distribution numérique. Mais le ciel s’obscurcit. Les joueurs sont toujours enchaînés par des DRM. Les indés sont devenus trop nombreux et subsistent difficilement. La tempête approche.

Ceci est la troisième et dernière partie de notre panorama de la distribution numérique des jeux vidéo.

 

La formidable explosion des indés

Ça ne fait aucun doute, Steam est un impitoyable, avide et cruel dragon. Un dragon à la solde de Valve et qui l’enrichit grassement, même trop selon certains. Mais qu’importe après tout. Qu’importe, car en développant la distribution numérique, son puissant souffle a revigoré les développeurs indépendants. Steam est continuellement à la recherche de nouveaux trésors pour enrichir son catalogue. Et y a-t-il un meilleur moyen de le renouveler que de s’adresser à ceux qui créent en dehors des circuits de distribution traditionnels ? Le sang neuf des marginaux, c’est une richesse que nul ne peut ignorer. Une aubaine pour ces outsiders : dans sa recherche du gain, Steam leur a permis d’atteindre un public plus large qu’ils auraient jamais pu l’imaginer.

Jusque-là, pour distribuer un jeu et en vivre, il n’y avait que deux alternatives très restreintes. D’une part distribuer des sharewares. Vous créez ce que vous voulez, mais vous êtes confronté à un marché extrêmement restreint. Le Japon s’en sort mieux avec la scène des doujin, mais c’est un marché résolument à part. Partout ailleurs, le succès est plus difficile à trouver.

L’autre solution, c’était de se faire publier par un éditeur, ce qui signifie avant tout ne pas être libre, ne pas être indépendant. Passer par un éditeur, c’est devoir se conformer à ses exigences étriquées, c’est former des dossiers et passer des entretiens à la chaîne pour les convaincre que votre projet de jeu dispose d’un potentiel – financier j’entends. Un éditeur, ça ne prend pas vraiment de risques, alors votre créativité, il s’en fiche un peu. Passer par un éditeur, c’est voir tout le processus de production contrôlé, c’est se voir imposer des royalties. Ça ne signifie pas qu’entre éditeurs et développeurs, ça se passe toujours mal. Au contraire, leurs relations peuvent être très fortes et très sereines. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter ici ou  Focus Home Interactive, l’éditeur français qui a notamment publié TrackmaniaFarming Simulator 2013Le testament de Sherlock Holmes ou encore Game of Thrones. Cependant, c’est un modèle qui ne vous permet pas de créer ce que vous voulez. Ne passez pas par un éditeur si vous souhaitez innover. Ne le faites pas non plus si votre équipe est composée d’une seule personne. Et oubliez totalement cette possibilité si vous n’êtes qu’un étudiant inconnu de tous.

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 Focus Home Interactive, un éditeur français qui réussit plutôt bien et protège les studios avec lesquels il travaille. Ici, le RPG Game of Thrones.

 

Avec Steam, pour la première fois, des développeurs peuvent créer librement et espérer connaître un succès. Sans intermédiaires, sans compromettre leur liberté. C’est une révolution. Gabe Newell (le patron de Valve) le dit assez bien dans cette interview de 2007 avec Rock, Paper, Shotgun :

The worst days [for game development] were the cartridge days for the NES. It was a huge risk – you had all this money tied up in silicon in a warehouse somewhere, and so you’d be conservative in the decisions you felt you could make, very conservative in the IPs you signed, your art direction would not change, and so on. Now it’s the opposite extreme: we can put something up on Steam, deliver it to people all around the world, make changes. We can take more interesting risks. Retail has a kind of filter function: people hate to send boxes back, and if the boxes go back you’re wasting all this money. If someone doesn’t download something on Steam, we don’t lose any money. If someone sends back a box, you’re throwing money away. In this new world we can do things that weren’t previously possible.

Le jeu indépendant, c’est une explosion permanente depuis 2007. C’est beaucoup de nostalgie, avec des jeux néo-rétro comme Super Meat Boy, c’est une ambiance unique avec Machinarium, de l’horreur avec Amnesia : The Dark Descent, de l’action concentrée avec Hotline Miami, du rêve avec Journey, une réflexion intense avec The Path, de la liberté avec Minecraft, du mindfuck avec Antichamber et de l’émotion avec To The Moon. Il y en a pour tous les goûts, et il est impossible d’en faire le tour. Il nous arrive d’ailleurs d’en tester sur le site, vous devriez lire nos articles !

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Machinarium, un des joyaux du jeu indépendant

 

Meanwhile, in the realms of Apple and Google

Impossible d’évoquer la distribution numérique sans parler de ce qui se passe en dehors du royaume de Steam. Loin, par-delà les océans, on trouve les royaumes d’Apple et Google, iOS et Android. Et à la différence du monde du PC, sur ces îles, il n’y a absolument aucune concurrence dans la distribution. L’App Store règne seul sur iOS comme le Play Store règne seul sur Android, car Google et Apple maîtrisent d’une main de fer leurs plate-formes.

Et sur mobile, ils sont allés plus loin que quiconque. Steam s’est ouvert aux indépendants, mais n’allez pas croire que n’importe qui peut atterrir sur Steam. Traditionnellement, pour espérer être distribué dans le magasin, il faut passer par un processus assez opaque et incertain : remplir un formulaire, l’envoyer puis atteindre une réponse longtemps, souvent en vain. Mieux vaut avoir déjà créé un ou plusieurs jeux auparavant. Si votre jeu est connu de la presse, c’est bien mieux, si vous avez déjà commencé à le vendre de votre côté, c’est encore mieux. Ce filtrage strict implique que les jeux indés qui atterrissent sur Steam sont souvent ceux qui sont déjà connus dans le milieu indépendant, ceux qui remportent des prix, ceux dont tout le monde parle – ceux qui se vendent. Steam est avide, alors un indé ça va, mais seulement s’il est très bon.

Rien de tout ça sur l’App Store. Sur l’App Store, n’importe qui peut publier n’importe quoi. Apple ne cherche pas à savoir si votre jeu est un énième clone d’Angry Birds. Apple se fiche que votre jeu soit parfaitement jouable ou entièrement buggé. Apple ne se soucie pas non plus de votre ancienneté dans le développement de jeux, ni même de savoir si votre jeu se vendra ou pas. Ce n’est pas son problème. Si votre jeu ne viole pas les règles de son écosystème, si ce n’est pas un malware (ou du moins qu’il ne semble pas en être un), votre jeu sera publié assez rapidement. Et vous pourrez librement en définir le prix, même s’il est aussi bas que 0,89€.

 

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 L’App Store, un magasin mondial dédié principalement aux casual games.

 

Pourquoi ? Parce que le marché du mobile, c’est un marché de micro-applications. C’est le marché des casual games consommés dans le métro, de ces jeux presque donnés, parfois totalement gratuits. Le mobile n’est pas une plate-forme qui appelle des jeux denses ou immersifs – même s’il y en a aussi, mais des jeux courts que l’on installe et désinstalle à la chaîne. Autre mode de consommation, autre mode de distribution.

Et si elle peut être une bénédiction pour certains, cette politique a conduit droit à la chute des prix des jeux et à la saturation du marché. Il est devenu extrêmement difficile de se démarquer sur mobile. La course au prix minimal est depuis longtemps finie, et chaque jour, de très nombreux jeux paraissent directement à ce palier. Le pire étant que les standards de qualité ne cessent de s’élever. Les joueurs s’attendent à ce qu’un jeu soit à la fois beau et quasiment gratuit. Au milieu d’un tel océan, la concurrence est rude, et l’encart « nouveaux jeux » sur l’App Store est loin de garantir votre visibilité longtemps. On se retrouve aujourd’hui avec un marché dual, dans lequel quelques succès phénoménaux concentrent toutes les ventes, tandis que la majorité des jeux ne sont pas rentables.

Le problème, c’est que le vent tourne. La tempête semble s’étendre hors des îles iOS et Android. Elle se dirige droit sur le royaume de Steam.

Une bulle indé ?

Cela faisait un certain temps que des développeurs indés réclamaient un nouveau moyen de proposer leurs jeux à Steam. Alors ils l’ont eu : Steam Greenlight. Lancé fin août 2012, ce service permet aux joueurs d’exprimer leurs intentions d’achat en votant pour les jeux qu’ils achèteraient sur Steam s’ils étaient disponible sur la plate-forme. Théoriquement, si beaucoup de joueurs votent pour votre jeu, cela signifie que la demande existe. Valve vous accorde alors son feu vert et intègre votre jeu à son catalogue.

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Steam Greenlight, une révolution ?

 

Les premiers temps du service ont été assez rudes. Accueilli par certains avec beaucoup de scepticisme, notamment par peur d’un marketing à outrance sur les réseaux sociaux, d’autres ont au contraire critiqué son opacité. Il ne suffit pas d’être parmi les jeux les plus populaires du classement Greenlight pour être validé. Steam semble surtout agir au cas par cas, selon son bon vouloir, et le processus est long. Le manque de contrôle des développeurs sur les présentations de leurs projets a lui aussi été critiqué.

Depuis quelque temps, Valve semble les avoir entendus. Pour l’anniversaire du service, Steam a donné le feu vert à 100 jeux simultanément, comme preuve de sa bonne volonté. Aujourd’hui, ils sont 500 à avoir obtenu le feu vert de Valve (même si seuls 260 d’entre eux sont déjà disponibles, les autres étant encore en développement). L’interface a également été améliorée, de manière à accorder plus de contrôle aux développeurs. Est-ce suffisant ? Selon certains, toujours pas. Moi, je pense que c’est même trop.

Jusque-là, voir son jeu sur les étagères de Steam, c’était s’assurer des ventes certaines et durables. C’était le stade ultime dans le développement d’un jeu, ce à quoi tous les développeurs aspiraient, le Saint Graal. Ça ne semble plus être le cas. Les jeux indés sont maintenant nombreux, trop nombreux. Trop nombreux sont les jeux qui paraissent sur Steam chaque semaine, et plus nombreux encore sont ceux qui se lancent sur Greenlight. Il est absolument impossible à qui que ce soit de suivre un tel rythme de parution. Impossible à la presse, submergée par les annonces de lancement. Impossible aux joueurs aussi. Entre les Humble Bundles phénoménaux à prix cassés et les soldes de Steam tant attendues, il devient impossible de jouer à tout. Beaucoup finissent comme moi avec une bibliothèque immense remplie de jeux à peine entamés.

À une moindre échelle que sur mobile, le marché sature. Les bons conseils de marketing ne suffisent plus pour réussir. Il y a peu, Jeff Vogel a évoqué le problème un billet qui a déchiré la sphère indé. Il faut dire que Vogel, ce n’est pas n’importe qui : vétéran du développement de jeux, développeur indé parmi par les indés, il crée des jeux quasiment seul depuis 1994. Il a connu l’ère du shareware, de mauvais temps et des meilleurs, et au bout du tunnel, l’avènement du mouvement indé. Alors quand il annonce une « bulle indé », tout le monde se tait et l’écoute.

Et à titre personnel, son analyse me semble convaincante. Le cas de Swing Swing Submarine, un studio indé français bien connu, l’illustre assez bien. En mai 2011, ils sortaient Blocks That Matter, d’abord sur le XBLIG (Xbox 360). Une fois sur Steam, leur succès était assuré, c’était la voie royale : le jeu a fait partie d’un Humble Bundle et a été très bien accueilli de toutes parts. Cette année, en octobre, ils sortaient Tetrobot & Co. Un jeu a priori tout aussi beau, tout aussi attractif. Ils arrivent sur Steam immédiatement, mais hélas, les ventes ne suivent pas. Pourquoi ? Parce qu’avoir une pub en page d’accueil de Steam ne suffit plus, parce qu’un bon article de RPS ne fait plus la pluie et le beau temps. En deux ans, des jeux de plate-forme, les joueurs en ont vu, alors ils ne sont plus impressionnés. Bienvenue dans l’ère de la saturation.

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Tetrobot and Co., l’archétype du jeu de plate-forme qui devrait réussir mais n’y arrive pas parce que… saturation.

 

Des chaînes en or, les DRM

La saturation n’est pas le seul problème dans la distribution numérique. Il se trouve que Steam est un grand adepte des DRM, un gentil acronyme qui signifie Digital Rights Management et qui empoisonne la vie de bien des joueurs. Les DRM, ce sont ces protections techniques qui vous empêchent d’être véritablement propriétaires des jeux que vous avez achetés, afin de limiter le piratage. Quand vous devez installer Steam sur chaque ordinateur où vous voulez jouer à votre jeu, dites merci les DRM. Quand vous ne pouvez pas passer le CD deSkyrim à votre meilleur ami parce que le jeu est lié à votre compte Steam personnel, remerciez encore les DRM. Quand vous prenez le TGV et que vous ne pouvez pas tuer le temps sur Super Hexagon parce que Steam veut être connecté à Internet, criez bravo les DRM.

Ah oui, tout de suite, on comprend mieux pourquoi les éditeurs de jeux n’ont rien contre la distribution numérique. Peut-être plus pour contrer le piratage qu’autre chose. Quand Steam leur propose un environnement qui empêche les joueurs de disposer librement de leurs jeux, forcément, ils sont intéressés. Valve a bâti un mode de distribution révolutionnaire, mais surtout une prison. Tout est fait pour que ça n’en ait pas l’air, c’est doré, c’est confortable, c’est pratique, mais une prison reste une prison.

Alors certains se sont révoltés. Ou plutôt, certains ont vu une aubaine. D’abord GOG.com. Nommé Good Old Games jusqu’en 2012, ce magasin en ligne a été ouvert en 2009 par CDProjekt, le développeur polonais de la série de RPG The Witcher. Son atout, c’est sa philosophie, claire et efficace : distribuer des classiques du jeu vidéo, sans le moindre DRM, à un prix juste et avantageux. Sur GOG.com, pour obtenir un jeu, quelques clics, un téléchargement, et c’est fini, le fichier est à vous pour toujours, et vous en faites ce que vous voulez. Le mieux, c’est que depuis 2012, GOG.com s’est également ouvert aux jeux indés. Alors certes, on ne trouve pas tout sur ce site. Mais quand vous cherchez un bon vieux dungeon crawler, un point’n’click mythique des années 1980 ou le dernier jeu indé tendance, avant d’aller sur Steam, cherchez d’abord sur GOG.

GOG.com

Soldes agressives + jeux rétro + jeux indés – DRM = GOG.com

 

L’autre grand révolté, c’est le Humble Bundle. Même si en à peine un an, la compagnie a considérablement diversifié son activité et n’a plus grand-chose de spécifiquement indé (qui pourrait oublier le Humble Origin Bundle ?), elle a également beaucoup contribué à la distribution de jeux. Avant tout avec des bundles de jeux le plus souvent sans DRM, même si ce n’est plus la règle. Son Humble Widget permet aussi aux développeurs de distribuer leurs jeux directement sur leurs sites. L’achat se fait sans DRM, en quelques clics, sans inscription à aucun service. Et cette semaine, la compagnie ouvrait son Humble Store, concurrent direct de GOG.com pour son catalogue d’indés, ses prix et son absence (partielle) de DRM.

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Le dernier né de la compagnie Humble Bundle : le Humble Store, un concurrent direct de GOG.com.

 

Ces deux révoltés ont lancé un mouvement. La mode du bundle que tant d’indépendants ont reprise, ce sont les Humble Bundles qui l’ont lancée. Quant à GOG.com, ce n’est rien de moins que le plus grand magasin en ligne qui respecte la liberté des joueurs. Le problème, c’est qu’ils font encore figure de fourmis à côté du gigantesque Steam. GOG.com ne réussit qu’en se fixant sur un marché de niche, et Humble Bundle n’a su étendre ses activités qu’en oubliant un peu sa philosophie d’origine.

Alors la tempête fait rage, et le chemin à parcourir semble encore bien long.