Anonymous. Peuvent-ils changer le monde ?

Autour de 200 pages, un énorme masque de Guy Fawkes orne la couverture au dessous du titre, « Anonymous ». Un bandeau rose criard interroge le lecteur : peuvent-ils changer le monde ? Si cette présentation racoleuse est de mauvaise augure pour le lecteur qui s’apprête à mettre le nez dans l’ouvrage, le contenu de cet essai sur le mouvement Anonymous (par ici les Newbies) est tout à fait pertinent. Revue rapide de l’ouvrage “Anonymous. Peuvent-ils changer le monde?”, de chez FYP Editions. Frédéric Bardeau et Nicolas Danet – Editions FYP – 19,50e

Sommaire

-* Une identité, un label plutôt qu’un groupe d’individus
-* Anonymous : Un “militantisme à mi-temps” ?
-* La plus grande contrainte des “hacktivistes” ? Le Web

 

Une identité, un label plutôt qu’un groupe d’individus

 

Le point de départ de l’ouvrage est l’étude des différentes représentations culturelles qui ont en grande partie façonné l’Internet depuis ses origines. Le lien entre la contre-culture américaine des années 1970 et la manière dont elle influe sur l’architecture du Cyberspace lors de sa création est ainsi extrêmement bien mis en valeur et est certainement un des points forts de ce livre. La pertinence de ce lien entre représentations et émergence d’un mouvement cyber-militant permet par exemple de comprendre un postulat essentiel à l’existence des Anonymous : la capacité qu’aurait le Cyberspace à accueillir une démocratie plus vraie que dans le monde réel. De la même façon ce lien permet de comprendre l’état d’esprit actuel des acteurs économiques, à l’autre extrémité du spectre social : les auteurs soulignent ainsi l’action des industries du contenu et des opérateurs téléphoniques contre la neutralité du Web, qui vise à sécuriser leurs bénéfices en modifiant la structure du Cyberspace que la nature actuelle, imprégnée de cette contre culture, ne permet pas de maximiser. De fait aujourd’hui le ressenti est très fort que le Web tel qu’il a existé touche à sa fin, certains envisageant même de créer un réseau parallèle pour s’y exiler.

Cette première partie est donc essentielle à la compréhension du concept « Anonymous », au cœur de l’ouvrage, et de nombreuses pistes sont esquissées quant à la nature et à l’évolution de celui-ci. Ainsi pour F. Bardeau et N. Danet, Anonymous est avant tout un label, qui ne définit en aucun cas la diversité des gens qui s’en revendiquent. Ce mouvement peut d’ailleurs, toujours selon les auteurs, être qualifié de mème. La méthode utilisée pour tenter de cerner le mouvement mérite d’ailleurs d’être citée : il s’agit de ne pas observer en priorité l’internaute ni le groupe mais avant tout l’espace où chacun interagit avec son semblable. En bref, étudier l’échange avant l’individu. C’est un raisonnement extrêmement logique : online seul l’échange existe, ce sont donc les modalités de celui ci, découlant de l’architecture du Cyberspace, qui définissent un mouvement et son évolution. Ainsi Anonymous est-il né sur des espaces d’échange qui ne nécessitent pas de connaissances techniques avancées, ni d’identification obligatoire : c’est en grande partie sur 4chan qu’on observe sa genèse, ce qui est extrêmement important car cela devient très vite constitutif de la nature des Anonymous. Les auteurs par la suite offrent un tableau exhaustif et assez fascinant des actions Anonymous ou affiliés ayant été commises ces dernières années, ce qui est très pratique pour retracer l’évolution du mouvement et la façon dont il opère.

 

Anonymous : Un “militantisme à mi-temps” ?

 

Mais s’il est fait la part belle aux « exploits » du mouvement, les insuffisances du mouvement Anonymous auraient cependant pu être plus analysées, seule une poignée de pages leur étant dédiées à la fin du livre.

Par exemple une première lecture du mouvement, privilégiée dans l’ouvrage, amène à voir Anonymous comme un groupe d’action organisé et possédant une stratégie définie, même si les militants ne sont unis que par des liens faibles. Mais on peut interpréter tout à fait différemment ce que ce groupe donne à voir, en pointant le caractère infantile, facile, d’un tel militantisme. Ainsi l’anonymat semble avant tout bien pratique pour faire du militantisme à mis temps, assis derrière son écran et sans prendre de risque particulier. De fait cette structure d’action collective n’implique aucun coût d’engagement ni de désengagement. On peut d’ailleurs sérieusement se demander (ce que ne fait pas le livre) si de toutes les décisions prises par Anonymous ce ne sont pas, à l’heure du choix, les options les plus faciles qui sont sélectionnées, celles qui se font presque mécaniquement. Un des signes révélateurs de ce phénomène est, entre autres, qu’une tentative de récupération n’est définie chez les Anonymous qu’a posteriori. Selon que l’opération est un succès médiatique ou qu’au contraire elle élève des controverses fortes elle sera – ou non – revendiquée. Cette lecture alternative a le mérite d’expliquer cette stratégie d’ivrogne que semblent parfois suivre les Anonymous comme dans le cas des opérations visant Facebook ou le PSN qui ont été revendiquées puis reniées plusieurs fois de suite. Elle rejoint cependant la conclusion des auteurs : Anonymous est un emblème, une barrière, que certaines actions collectives vont arborer dans le cadre de leur combat. En bref, un « concept partagé » comme on l’a vu plus haut.

On peut de plus regretter que le livre, très complet sur les opérations Anonymous, ne questionne que peu voire pas du tout leur légitimité. Des phrases comme « Anonymous a par conséquent décidé que votre organisation devait être détruite » mériteraient d’être un minimum analysées. On s’approche ici d’un modèle de la tyrannie de la minorité : n’oublions pas ainsi que, quels que soient les torts qui peuvent effectivement lui être attribuée, la scientologie est considérée par l’Etat américain comme une religion et non une secte. Les Anonymous attaquent une organisation légitime ou reconnue comme telle en se fondant sur une valeur morale prétendument supérieure (« le bien de l’humanité ») qu’ils se réservent le droit d’interpréter. Cette démarche bancale et moraliste n’est pas clairement questionnée dans le livre, ce qui est dommage car elle risque de se révéler fatale à long terme.

La plus grande contrainte des “hacktivistes” ? Le Web

 

Enfin et surtout, concernant le futur des Anonymous, il est regrettable que les auteurs ne poussent pas jusqu’au bout le raisonnement esquissé plus haut, à savoir que sur Internet les conditions de l’échange définissent un mouvement : ils ne semblent en effet raisonner sur le Cyberspace qu’à partir de son contenu (ce qui s’y passe), en oubliant que c’est avant tout un ensemble de réseaux dont les modalités d’interaction sont définies par une architecture (en bref, l’ensemble des protocoles et des logiciels qui permettent aux réseaux qui composent l’Internet d’échanger des informations). Or modifier cette architecture, c’est modifier ce qui peut advenir sur le Cyberspace et comment cela advient. Autrement dit modifier la façon dont le réseau est codé agit mécaniquement sur la nature de ce qui s’y passe. Pour faire un parallèle grossier avec le monde physique, on ne peut pas par exemple emprunter un couloir qui n’existe pasRassurez vous, un article arrive bientôt pour développer plus en avant cette réflexion, qui constitue le thème central de l’ouvrage de Lawrence Lessig, Code Version 2.0. Gratuit à cette adresse, en Licence Creative Commons. .

Le point faible des Anonymous, et de presque tous les mouvements libertariens numériques d’ailleurs, est qu’ils se servent de l’architecture pour l’instant ouverte du web pour développer leur militantisme sans réellement comprendre de quoi il s’agit, et sans influer dessus. Internet n’est pas un phénomène naturel immuable, une constante inchangeable et vouée à perdurer. Les protocoles peuvent être changés, les règles du réseau aussi, et les Anonymous ne disposant pas de compétences informatiques réelles sur ces sujets il est fort probable qu’ils soient destinés à être neutralisés assez rapidement.

 

Egalement aux Editions FYP : Les 10 Commandements de l’Ere Numérique

Un livre de Douglas Rushkoff. Plus d’informations->http://www.fypeditions.com/les-10-commandements-de-lere-numerique/


  1. merci Papi pour ce compte rendu critique
    nous l’avons écrit vite ce bouquin, en quelques mois, avant Stratfor, Megaupload, ACTA et tout le reste… si nous avions à le ré-écrire aujourd’hui, on le ferait pas comme ça, nos interventions, interviews et prises de positions postérieures sont d’ailleurs venues nuancer et compléter pas mal de choses
    fred (1 des 2 auteurs)

    1. Papi dit :

      Si cet article fait la part belle aux critiques (presque deux tiers), c’est aussi que la tentation est toujours grande de souligner ce qu’on voudrait rajouter dans un livre… parfois en oubliant de parler de ce qu’il y a déjà à la place!
      Content de voir en tout cas que l’article est remonté jusqu’aux auteurs de l’ouvrage 😀

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