Le quartier du Sentier : un jardin numérique au cœur de Paris ?
Ce jeudi 14 novembre au soir, l’association Silicon Sentier inaugurait le NUMA, le « grand lieu de l’Innovation et du Numérique de Paris ». Plus de 7000 personnes s’étaient donné rendez-vous au 39, rue du Caire dans le 2e arrondissement. Des investisseurs, des journalistes, des entrepreneurs du numérique… et des invités de marque comme Fleur Pellerin. Un évènement de taille pour montrer au monde entier que oui, Paris possède bien son propre écosystème d’innovation numérique, le quartier du Sentier. Mais organiser une grande fête, est-ce bien suffisant pour faire fleurir un jardin numérique ?
Je suis toujours l’un des premiers à dénoncer le cruel manque d’intérêt des politiques pour le numérique. Qu’il s’agisse de leur méconnaissance du sujet, de leurs lois liberticides ou de leur penchant pour le statu quo, les occasions de s’offusquer ne manquent pas. Que faire alors ? Attendre n’est pas une solution. Il faut agir, construire dès maintenant, individuellement ou collectivement. Et c’est là exactement le projet de l’association d’entrepreneurs Silicon Sentier, fondée en 2000, juste avant l’éclatement de la bulle Internet. Sur son site Internet, elle résume ainsi sa mission :
Silicon Sentier est une association d’entreprises innovantes qui incarne l’identité numérique parisienne. Créée pour promouvoir les start-up et mutualiser des ressources, aujourd’hui l’association diffuse largement la culture du numérique et favorise l’émergence de projets individuels ou collectifs en Ile-de-France.
Un bien vaste programme.
Quand Silicon Sentier initie Paris au numérique
Comme bien souvent quand on parle d’économie numérique, les bonnes idées nous viennent directement de San Francisco. Le talent de Silicon Sentier, c’est de parvenir à reproduire localement les mêmes dynamiques qui œuvrent dans la Silicon Valley. Et avec le NUMA, elle est loin d’en être à son coup d’essai.
Silicon Sentier est d’abord à l’origine de La Cantine, qui est le tout premier et le plus connu espace de coworking en France. Le coworking, c’est cette nouvelle façon d’organiser le travail née au tournant de notre 21e siècle qui me semble au minimum disruptive, au mieux révolutionnaire. Oubliez les bureaux d’entreprise, remplacez-les par des espaces de travail communs dans lesquels vous rencontrerez des professionnels de votre domaine, mais issus de tous horizons. Dans un espace de coworking, vous rencontrerez peut-être le partenaire avec lequel vous monterez une startup dans un mois, ou le développeur qu’il manque à votre équipe. Vous y trouverez aussi bien des bureaux individuels, des salles de réunion et des espaces de détente ; vous pourrez tout autant y assister à des conférences de grands entrepreneurs qu’à des ateliers sur le design d’une application. Les espaces de coworking, ce sont des lieux de travail que la communauté fait vivre.
Le potentiel du coworking en termes de synergies est assez évident. C’est idéal pour les travailleurs indépendants, les petites équipes, et plus généralement l’innovation numérique. San Francisco en est recouvert, et Londres en compte également un certain nombre. La Cantine avait quant à elle ouvert en 2010. Située dans le passage des Panoramas au cœur du Sentier, disposant d’un espace en libre-accès, accueillant de nombreuses conférences et personnalités, elle avait vite acquis une notoriété.
C’est aussi à Silicon Sentier que l’on doit Le Camping. Comme en matière de coworking, l’association est pionnière dans le domaine : ouvert en 2011, il s’agit du tout premier accélérateur de startups de France. Fondé comme tant d’autres en Europe sur le modèle du célèbre Y Combinator de la Silicon Valley, ce programme permet d’accélérer le développement de startups dans leurs premiers mois. Pendant trois mois, elles travaillent intensivement à prototyper puis lancer leurs produits, acquérir des utilisateurs, afin d’espérer au final pouvoir lever des fonds auprès d’investisseurs.
Le NUMA, un projet titanesque au cœur du Sentier
Alors le NUMA, c’est quoi ? Un projet titanesque. Deux ans de développement, des subventions publiques, des dons privés et une campagne de crowdfunding ont été nécessaires pour lui donner naissance. Le NUMA, c’est un bâtiment de six étages qui intègre plusieurs des programmes de Silicon Sentier sur 1500 m2. La Cantine, qui a fermé en octobre dernier, s’y voit réintégrée sous la forme de deux étages : au rez-de-chaussée, on trouve un espace en libre-accès de 120 places pour les curieux et les travailleurs occassionnels, et au premier, un espace de coworking de 40 places payant pour les travailleurs réguliers. Le Camping était jusque-là hébergé au premier étage du Palais Brongniart, qui accueillait autrefois la Bourse de Paris ; il investit désormais le troisième étage du NUMA et peut accueillir jusqu’à 12 startups. Le deuxième étage est occupé par deux programmes, le Schoolab de la CPI qui organise des ateliers pour des étudiants issus de formations variées, et le Data Shaker, qui vise à inventer des projets open data avec l’aide de SNCF. Enfin, le quatrième étage est entièrement dédié à des conférences, ateliers et évènements ponctuels.
Le plan du NUMA (cliquez pour agrandir)
Réunir autant d’activités en un lieu unique, c’est tout de même très ambitieux. Le choix du quartier du Sentier n’est pas anodin non plus. C’est déjà dans le Sentier que se situaient La Cantine et le Camping, c’est déjà là que se concentrent les startups parisiennes. Historiquement, la présence du palais Brongniart (la Bourse de Paris) a permis un raccord du quartier tout entier au haut débit. Une aubaine pour toutes les entreprises liées au numérique. D’autant plus que le textile, l’industrie traditionnelle du Sentier, a migré hors de la capitale au tournant du siècle pour y trouver de plus grandes surfaces, laissant disponible derrière lui de nombreux locaux inoccupés à un prix moindre. Si un jardin numérique peut fleurir quelque part dans Paris, alors c’est dans le Sentier, et le NUMA pourrait bien en être l’une des graines les plus fertiles.
Paris vs Londres, Sentier contre Tech City
Il faut bien voir que cette inauguration n’intervient pas tout à fait par hasard. Petit à petit, le vent tourne et il devient difficile, en 2013, d’ignorer totalement le numérique. On se rend compte qu’il pourrait être utile pour remettre l’économie en marche, et on fait preuve de bonne volonté. Alors quand David Cameron promeut la Tech City de Londres pour attirer les talents, à Paris, on répond avec le Sentier. D’où la participation de la ville de Paris et de la région Ile-de-France au financement du NUMA.
WIRED nous fournit une carte du Silicon Roundabout, le point de départ de la Tech City, en 2010 (cliquez pour agrandir)
Il faut dire que Londres semble partir avec une longueur d’avance. En termes d’investisseurs en capital-risque, Londres est déjà loin de la Silicon Valley, mais Paris l’est encore davantage. En termes de synergies aussi, la culture anglo-saxonne semble avoir permis une diffusion des idées plus rapide. Les espaces de coworking à Paris se comptent sur les doigts de deux mains ; ils sont des dizaines à Londres.
Le plus connu d’entre eux est sans aucun doute le fameux Google Campus, situé dans la Tech City. Ouvert en mars 2012, on peut supposer sans trop de risques que ce gigantesque bâtiment de 7 étages est l’un des modèles ayant inspiré le NUMA. Tout comme au NUMA, on y trouve un espace en libre-accès (après une inscription gratuite) ainsi qu’un espace de coworking pour les réguliers, le TechHub. On y donne régulièrement des ateliers et des conférences, on peut même y bénéficier gratuitement des conseils de comptables, d’avocats ou d’autres entrepreneurs. Pour y avoir été plusieurs fois cet été, je peux confirmer que c’est un endroit où l’on est assuré de faire de belles rencontres. Cependant, n’espérez pas y trouver une place en arrivant après 10h : victime de son succès, le Google Campus est en permanence surchargé, même en plein été.
Face à une telle avance, le Sentier a-t-il les moyens de de lutter ? Étonnamment, ça n’a rien d’impossible.
Peut-on décréter une Silicon Valley ?
Pourquoi ? Parce que la Tech City, c’est sans le moindre doute un projet assez génial, mais aussi très critiqué. Tout semblait pourtant bien commencer.
Le carrefour de Old Street, à l’origine du très modeste Silicon Roundabout.
À l’origine, on trouve le Silicon Roundabout, un petit environnement de 15 startups parmi lesquelles Last.fm et Dopplr, toutes situées à proximité de Old Street, aux portes de la City. C’est le CTO de Dopplr qui dresse pour la fois une carte du hub en 2008 et le nomme ainsi. Le Silicon Roundabout se développe rapidement et de manière autonome, attirant par exemple TweetDeck. Mais le basculement intervient en 2010 lorsque David Cameron en personne intervient avec la ferme volonté d’accélérer le développement du hub. Il a de grands projets pour saTech City : elle s’étendrait de Old Street jusqu’au parc olympique en passant par le cœur de Shoreditch, et ce serait le fer de lance numérique du Royaume-Uni. Alors il multiplie les annonces. Il ouvre un fonds de 1,7 millions de livres par an, attire des capital-risqueurs comme Silicon Valley Bank, obtient de Google, Microsoft et IBM la promesse d’une implantation dans le hub et de BT le déploiement du très haut débit. Une politique certes pro-active, mais aussi démesurée et incontrôlée. Au sein même du Silicon Roundabout, des entrepreneurs dénoncent une vaste opération de communication qui se préoccuperait davantage de relations publiques et debranding que du développement d’une communauté. Une histoire d’opportunisme politique, au fond.
Le site officiel de la Tech City : c’est joli et convaincant… mais qu’y a-t-il au fond ?
Aujourd’hui, le bilan de l’opération est contrasté. La Tech City s’est massivement développée, ça ne fait aucun doute. Elle a su attirer des géants de l’étranger comme Skype et Spotify, a développé le capital-risque et a su produire quelques success stories. Mais est-elle pérenne ? Si certaines estimations évoquent plus de 1000 startups, le Guardian s’interroge sur ces chiffres : beaucoup de ces entreprises n’aurait rien de proprement technologique ou innovant… Et toute cette hype était-elle si utile si au final, les loyers montent en flèche ? Si la communauté se désolidarise du gouvernement, ou au contraire si elle ne parvient plus à subsister sans lui ? Décréter une Silicon Valley, ça n’a rien d’évident. Seul le temps nous dira ce que vaut vraiment la Tech City de Londres.
Quelques leçons pour Paris
Quand on y réfléchit bien, il n’y a dans les mésaventures de Londres aucune fatalité. Si David Cameron avait luquelques essais de Paul Graham, il aurait peut-être pris de tout autres décisions. Paul Graham n’est rien de moins que l’un des grands gourous de la Silicon Valley. Il a, très simplement, absolument tout fait. C’est d’abord le co-fondateur de Viaweb, l’un des fleurons de la Valley sous la bulle Internet, racheté par Yahoo pour 49 millions de dollars, devenu par la suite Yahoo ! Store. Paul Graham est aussi le génie derrière le Y Combinator, premier accélérateur de startups au monde, modèle sur lequel tant d’autres sont façonnés. C’est également un hacker d’exception, à lui seul à la source d’un grand regain d’intérêt pour le langage Common Lisp au tournant des années 2000. Mais Paul Graham, c’est surtout l’esprit iconoclaste auteur d’essais aussi provocateurs queHackers and Painters ou Why Nerds are Unpopular.
Paul Graham devant les participants de la session été 2009 du Y Combinator
Du fait de son expérience dans la Silicon Valley, il lui arrive d’évoquer dans ses essais les moyens de bâtir un écosystème d’innovation numérique. Comme bien souvent, certaines de ses recommandations sont très discutables. Mais d’autres sont véritablement éclairantes. On comprend mieux le problème de la Tech City quand on lit ce qu’il pense des bureaucrates. Tout devient plus limpide encore quand il affirme que ce qui fait la Silicon Valley, ce ne sont pas ses bâtiments, mais ses nerds. Bâtir un cluster en commençant par des incubateurs ou des bureaux, c’est une erreur dès le départ, c’est comme bâtir Versailles en commençant par le théâtre où se jouaient les pièces de Molière. Ce qu’il vous faut en fait, c’est une communauté de gens talentueux. Rien de plus.
Des essais de Paul Graham et de l’expérience de la Tech City, Paris peut tirer les leçons nécessaires. Pour l’instant, nous naviguons en eaux troubles. Silicon Sentier est certes une association d’entrepreneurs, mais ses liens avec les collectivités territoriales et les industriels sont étroits, et c’est là une arme à double tranchant. Il faut se garder de concurrencer directement les monuments de la Tech City, ce n’est pas une voie bien navigable : la halle Freysinnet de Xavier Niel est une perte de temps. Pour faire du Sentier le cœur numérique de Paris, toute la bonne volonté de Fleur Pellerin sera vaine. Un quartier attractif autant dans sa culture, dans ses loyers que dans les lois, tel est l’engrais nécessaire pour cultiver un jardin numérique au cœur même de Paris.