Back to the 80s, au temps du shareware et des BBS
Quand avez-vous acheté un jeu en magasin pour la dernière fois ? La distribution numérique des jeux vidéo est devenue une évidence pour beaucoup de joueurs. Petit panorama en trois parties des géants qui s’affrontent sur ce marché, du chemin parcouru, et de ce qu’il reste à faire.
Cette première partie porte sur les origines de la distribution numérique, dans les années 1980.
Dans la vie, il y a deux sortes de produits culturels : ceux qui n’ont pas réussi à s’adapter au numérique, et ceux pour qui la transition fut naturelle. Dans la première catégorie, on trouve les livres, le cinéma et la musique, qui sont loin d’avoir trouvé des modèles stables et viables. Dans la deuxième, on trouve le jeu vidéo.
Soyons clair, il reste encore de nombreux problèmes à régler. Mais les choses bougent, et vite. Aucune barrière administrative et légale, pour une raison qui m’est inconnue, le ministère de la Culture n’a jamais songé à instaurer un prix unique du jeu vidéo. Pas de résistance des acteurs « traditionnels » non plus, puisqu’il n’y a pas d’acteurs traditionnels. Le jeu vidéo est assez jeune pour que les développeurs et les éditeurs se soient adaptés rapidement. Quant aux chaînes de distribution physique, elles ne jouent pas un rôle majeur dans la distribution. Elles n’ont pas eu grand-chose à dire quand les éditeurs ont compris l’intérêt du numérique. D’où la mort récente et sans bruit de GAME…
Au commencement était le magasin
Alors oui, au début des années 1980, il fut un temps où les magasins de jeux étaient indépendants et jouaient un rôle clé dans la distribution de jeux. Il y avait alors moins de développeurs, donc moins de concurrence, mais aussi beaucoup moins de joueurs. Les gigantesques éditeurs et chaînes de distribution qu’on connaît aujourd’hui n’auraient eu aucun sens à l’époque. Un étudiant talentueux pouvait faire parvenir son jeu au magasin du coin, car la distribution s’organisait de manière très locale et directe. Non, l’époque des bedroom programmers ne relève décidément pas du mythe. Charles Cecil, vétéran de l’industrie du jeu, illustre créateur de la série de point’n’clicks Les Chevaliers de Baphomet (Broken Sword en anglais), évoque ce temps des pionniersici et là.
C’est une intense, mais courte période de créativité, puisque les éditeurs structurés tels que nous les connaissons se développèrent dès la fin des années 1980.
Le temps des BBS : l’échec du shareware traditionnel
Mais il ne faut pas croire pour autant que la distribution numérique s’est développée après la distribution physique ; en fait, elle est vite apparue comme une évidence. Qu’est-ce qu’un jeu vidéo sinon un programme informatique ? Et s’il est possible d’échanger des fichiers en ligne, comment ne pas penser à le distribuer de cette manière, qui est beaucoup plus directe ?
C’est en ces temps pré-Internet que l’on trouve les germes de la distribution numérique. Dans les années 1980, il existait déjà des communautés d’utilisateurs qui discutaient en ligne, grâce aux bulletin board systems (BBS). Le BBS, c’est l’un des ancêtres du forum Internet. C’est un système auquel on accède en composant un numéro de téléphone sur son ordinateur, quand il est connecté aux lignes téléphoniques via un modem. Bien plus qu’un simple forum, le BBS est un écosystème social sur lequel on peut discuter, échanger des fichiers, jouer à des jeux à plusieurs, lire l’actualité ou même envoyer des mails internes. D’une certaine manière, ce sont les BBS qui ont formé les premières communautés en ligne sur lesquelles de parfaits inconnus pouvaient nouer des relations à distance. On en trouvait pour tous les goûts. Des BBS pour les passionnés de politique comme de sports, pour les habitants de New York ou de Salt Lake City, pour discuter des mode vie alternatifs ou des relations amoureuses, pour échanger des logiciels crackés, et bien sûr pour les geeks de tous horizons. L’excellentDigital : A Love Story donne un très bon aperçu de cette époque.
Les créateurs de jeux avaient leurs repaires à eux. Ils y discutaient des dernières sorties, débattaient et… partageaient leurs créations. N’était-ce pas un moyen de diffuser ses jeux à moindres frais, directement ? Mais l’idée de ce qu’ils appelaient alors le shareware était très spécifique. Il s’agissait de publier l’intégralité de son jeu gratuitement, et de compter sur la générosité des joueurs pour envoyer 10$ ou 20$ par chèque au créateur. Un simple appel aux dons à côté du lien de téléchargement, voilà sur quoi reposait les sharewares.
Malheureusement, ce n’était tout simplement pas viable (mais cela l’est-il même aujourd’hui ?), les dons étaient bien trop faibles. Dans d’autres domaines, pourtant, cela fonctionnait mieux. Des développeurs d’applications de bureautique utilisaient exactement la même méthode, mais recevaient effectivement de l’argent de la part de leurs utilisateurs. Les jeux vidéo étaient sûrement considérés comme moins sérieux, ce qui n’incitait pas à rémunérer l’auteur. Dépendre d’un public plus jeune, moins riche et peut-être moins responsable a pu compter aussi. Quoi qu’il en soit, aucun développeur de jeux n’envisageait de manière très sérieuse ce mode de distribution : il était admis qu’il était impossible de vivre en distribuant ses jeux en ligne. Cela pouvait au mieux servir aux étudiants qui n’en faisaient qu’un passe-temps, et voulaient gagner un peu d’argent de poche en se faisant connaître à peu de frais.
Puis vint le shareware nouveau, le « modèle Apogee »
La situation était encore loin d’être idéale pour ces développeurs indépendants. Pourtant, c’est un jeune Texan dans la vingtaine, Scott Miller, qui a réinventé le modèle du shareware en 1987. Miller faisait partie de ces talentueux petits génies qui créaient des jeux depuis le lycée : il vivait par et pour le jeu vidéo. Après avoir abandonné ses études à l’université de Dallas, il s’est mis à rédiger des critiques pour différents magazines spécialisés, tout en continuant à créer des jeux sur son temps libre. Très vite, confiant dans la qualité de ses jeux, il a décidé de tenter d’en vivre en les commercialisant.
Ce n’était pas facile. Les éditeurs n’accordaient aucun crédit à ses roguelikes en ASCII, ils voulaient les graphismes les plus élaborés possible. Miller ne parvenait pas non plus à établir des contacts avec les magasins locaux, puisque comme je vous le disais, la distribution physique a commencé à se structurer très rapidement. Et sur les BBS, les créateurs avec lesquels il discutait le dissuadaient de diffuser ses jeux sous la forme de sharewares. Ils le savaient, ce n’était pas viable. Miller tenta malgré tout de publier ainsi deux aventures textuelles,Beyond the Titanic et Supernova. Le résultat ? Un succès critique, mais moins de 10 000$ de recettes en tout. Un bon début, mais pas de quoi en vivre à plein temps.
Alors au moment de publier son prochain jeu, un roguelike nommé Kroz, Scott Miller décida de changer de stratégie. Il ne voyait aucune fatalité dans les faibles recettes engendrées par le shareware. Très attentif au marketing, il savait que la distribution numérique pouvait être améliorée. Son idée de génie, ce fut de ne pas proposer l’intégralité de Kroz gratuitement, mais de le diviser en épisodes, et de distribuer seulement le premier gratuitement. Au début du jeu, le joueur voyait apparaître un écran lui rappelant que Kingdom of Kroz avait une suite en deux épisodes, Dungeons of Kroz et Caverns of Kroz. Et une fois ce premier épisode fini, une fois ébloui par l’aventure, le même écran se présentait à nouveau. Un petit chèque, voilà tout ce qu’il fallait pour jouer à la suite. Ainsi naquit un shareware réinventé, le « modèle Apogee » (du nom d’éditeur que prit Miller pour publier ce jeu).
Kingdom of Kroz, le shareware qui fonde le « modèle Apogee » de Scott Miller
Comme le dit Miller dans cette interview, « that method was like striking gold […] it was the right combination ». Chaque jour, entre 100$ et 200$ de chèques l’attendaient dans sa boîte aux lettres, parfois davantage. En un an, il obtint entre 80 000$ et 100 000$. La suite de l’histoire est connue. Apogee devint son emploi à plein temps et il développa massivement ses activités. En deux ans, Miller transforma Kroz en une série de sept épisodes. Se rendant compte qu’il ne pouvait indéfiniment créer des jeux entiers tout seul, il décida aussi de trouver des développeurs talentueux qui souhaitaient distribuer leurs jeux plus largement. Apogee assistait ces studios dans le développement de leurs jeux, les publiait, faisait de la publicité et s’occupait des ventes. L’éditeur s’assura que ces sharewares soient diffusés sur les BBS les plus fréquentés des États-Unis. Software Creations BBS devint notamment le BBS de référence pour essayer gratuitement les jeux publiés par Apogee. Parmi ces jeux, quelques titres qui ont marqué l’Histoire du jeu vidéo : Wolfenstein 3D d’id Software qui a pratiquement inventé le FPS, un certain Duke Nukem, mais aussi Duke Nukem 3D, qui est le plus grand succès d’Apogee avec 500 000 ventes, et bien sûr un peu plus tard, la série Max Payne, distribuée physiquement.
Wolfenstein 3D, l’un des plus illustres sharewares d’Apogee
Quel succès phénoménal ! Mais au départ, le modèle Apogee en laissait plus d’un sceptique. Pendant des années, la très officielle Association of Shareware Professionals a refusé d’accepter Scott Miller comme membre. Elle considérait que son modèle de distribution « estropiait » les jeux vidéo en en proposant uniquement une démo, et non la totalité du jeu. Pourtant, Miller prenait garde à ce que chaque épisode soit une petite aventure en soi, avec un début, un milieu et une fin. Il fallut attendre le succès de Wolfenstein 3D pour que l’association comprenne toute la puissance de ce nouveau modèle.
Malheureusement, le modèle Apogee n’était qu’un mode de distribution, une simple idée qu’il est difficile de breveter. C’est pourquoi sitôt reconnu, des concurrents l’adoptèrent. C’est ainsi que les développeurs d’id Software (Wolfenstein 3D) abandonnèrent Apogee pour distribuer eux-mêmes leur prochain jeu, un certain DOOM. C’est de la même manière que le studio Epic MegaGames (le futur Epic Games) parvint à concurrencer Apogee sur son propre terrain. C’est peut-être le succès du shareware qui, en fin de compte, a creusé la tombe d’Apogee. Malgré l’adoption du nom 3D Realms, malgré le succès de la série Max Payne, l’éditeur n’a pas aussi bien réussi dans les années 2000. En 2009, 3D Realms a été contraint de revendre la licence Duke Nukem pour ne pas faire faillite, et de licencier toute l’équipe de développement… Polygon nous conte toute cette belle et triste histoire dans un très bon papier.
Duke Nukem 3D, développé en interne par 3D Realms (ex-Apogee). Faut-il vraiment le présenter ?
Il n’empêche, la contribution d’Apogee est titanesque. Le shareware a constitué la première grande forme de distribution numérique, et pendant les années 1990, il a permis de soutenir des développeurs indépendants, certes bien plus isolés qu’aujourd’hui, mais tout aussi talentueux. Écoutez par exemple Jeff Vogel (Spiderweb Software), qui crée et distribue seul des RPG occidentaux depuis 1994… et en vit.